C'est une masse sombre, affalée sur les rochers au bord de l'eau, que l'enfant a repérée de loin, tandis qu'il préparait les can nes à pêche avec son père. Ils se sont approchés, le paternel a repoussé son fils et appelé la police. Sur place, le shérif a constaté la macabre découverte: le torse d'un être humain, sans mem bres ni tête, échoué sur les rives de la baie de Galveston, au Texas, en cet après-midi de septembre 2001. Les plongeurs ne mettront pas longtemps à récupérer les bras et les jambes, enfouis dans trois sacs plastique. De tête, il n'y avait point.
Le mystère de Galveston est aujourd'hui à l'origine d'une incroyable enquête criminelle, qui vient de ressusciter un fait divers vieux de vingt ans impliquant le flamboyant milliardaire new-yorkais Robert Durst, 57 ans, héritier de l'empire immobilier du même nom. C'est Durst, en effet, qui a été inculpé pour le meurtre de son voisin Morris Black, le cadavre sans tête. Durst, encore, qui était activement recherché depuis des mois, dans le cadre de la disparition non élucidée de sa femme Kathleen, en 1982. Durst, enfin, à qui la police de Los Angeles veut poser des questions sur l'assassinat, le 24 décembre 2000, de son amie Susan Berman.
L'affaire a nourri des dizaines d'articles narrant les mésaventures du milliardaire présumé assassin. Le comédien Bruce Willis serait en négociation pour en faire un film. Même Hollywood n'aurait pu inventer un tel scénario. Dans un des sacs plastique retrouvés à Galveston, la police découvre un journal avec une adresse. Elle débarque aussitôt au 2213, avenue K. Dans une poubelle, à l'extérieur, il y a un revolver, l'emballage déchiré d'un couteau de cuisine et une chaussette ensanglantée. L'appartement numéro 1 est celui de Morris Black, un vieil irascible de 71 ans. L'appartement numéro 2, où sont relevées des traces de sang, est au nom de Dorothy Ciner, une femme apparemment muette, qui a fait louer l'endroit par l'intermédiaire de son cousin. Il ne faudra que quelques jours aux enquêteurs pour réaliser que Dorothy Ciner n'est autre que Robert Durst, version travesti.
Caution de 300 000 dollars
La suite tient du rocambolesque. Interpellé en octobre à Galveston en possession de deux autres revolvers, Robert Durst est inculpé du meurtre de Black, mais disparaît après avoir versé une caution de 300 000 dollars. Personne ne sait encore au Texas qu'il a de tels moyens, étant le fils de Seymour Durst, qui possède une dizaine de gratte-ciel parmi les plus prestigieux de Manhattan. Comme l'argent est venu de New York, les policiers de Galveston téléphonent à leurs collègues. La nouvelle fait l'effet d'une bombe dans le bureau de Jeanine Pirro, la procureure de Westchester County, au nord de New York. Cela fait des semaines qu'elle veut parler à l'héritier, après avoir décidé fin 1999 de rouvrir l'enquête sur la disparition de sa femme en 1982. Mais Durst refuse de coopérer. En décembre 2000, Pirro tente alors de questionner Susan Berman, l'une des amies de Durst... mais celle-ci finit avec une balle dans la tête dans sa maison de Californie.
Après une chasse à l'homme de 45 jours, le fugitif sera finalement arrêté en Pennsylvanie le 30 novembre 2001. Il comparaissait vendredi devant la justice pour répondre d'une demande d'extradition vers le Texas, afin d'y être jugé. La disparition de sa femme Kathy avait fasciné la jet-set new-yorkaise au début des années 80. Quand ils s'étaient mariés, ils avaient tout du couple parfait. Lui, le fêtard, ami de John Lennon et de tous ceux qui comptent à Manhattan, elle, Kathleen McCormack, ravissante jeune femme qui fait des études médicales. Mais très vite les choses se gâtent. Kathy confie à ses proches que Bob devient violent et qu'elle veut divorcer. Le soir de sa disparition, le dimanche 30 novembre 1982, Bob appelle Kathy chez son amie Gilberte Najamy pour lui demander de venir dans leur maison de South Salem, à Westchester County. Elle semble s'être volatilisée depuis. Durst attendra cinq jours avant de signaler sa disparition. Il affirme l'avoir conduite au train, ce soir-là, afin qu'elle se rende à leur appartement de Manhattan et dit ne pas en savoir plus. Malgré les amis de Kathy, qui estiment «qu'il a tout manigancé», il n'est pas inquiété.
Enquête rouverte
Aujourd'hui, la sordide histoire de Galveston a relancé toutes les spéculations. A commencer par les questions sur la faiblesse de l'enquête menée à l'époque par la police, dont certains n'hésitent pas à dire qu'elle a subi des pressions de la famille Durst. «Plusieurs détectives m'ont confié que les policiers n'avaient même pas fait le strict minimum, assure Gilberte Najamy, l'amie de Kathleen. Quand une femme disparaît au milieu d'une procédure de divorce, on ne se contente pas de croire tout ce que dit le mari. Quelque chose a empêché la police d'aller au fond des choses.»
Au bureau de la procureure Jeanine Pirro, on ne veut pas se prononcer là-dessus. L'enquête a été rouverte en 1999 parce qu'un délinquant du coin avait affirmé que Durst avait tué Kathy. La maison de South Salem a été fouillée et l'étang de la résidence passé au crible, mais les autorités ont refusé de communiquer leurs résultats. «Nous ne disons rien, si ce n'est que c'est toujours un cas de "personne disparue". Nous ne pouvons pas confirmer ou infirmer les affirmations selon lesquelles Robert Durst est un suspect», confie David Hebert, l'assistant de Pirro.
Mais certains policiers remarquent déjà que «l'histoire de Durst tient de moins en moins debout». Deux hommes avaient assuré avoir vu Kathy à son appartement new-yorkais au lendemain de ce fameux dimanche, le 1er décembre: le portier et le concierge de l'immeuble, tous deux employés des Durst; ils disent désormais «ne plus savoir si c'était bien elle». Robert Durst avait affirmé avoir appelé sa femme depuis une cabine publique en promenant son chien le soir du 30 novembre pour être sûr qu'elle était bien arrivée. Aujourd'hui, on s'aperçoit que la première cabine est à plusieurs kilomètres de chez lui et que soufflait cette nuit-là une terrible tempête de neige...
Troubles de la personnalité
Peu à peu, se dessine un tout autre portrait de Robert Durst. Un homme en proie à des crises de rage violentes, manipulateur et déséquilibré, qui a passé les dernières années à parcourir les Etats-Unis sous diverses identités, crâne rasé et sourcils épilés pour mieux se faire passer pour une femme. Selon le magazine Talk, c'est après avoir commencé à confier autour d'elle que «Robert était responsable de la mort de Kathy» que la confidente de toujours, Susan Berman, a été retrouvée avec une balle dans la tête le 24 décembre 2000. Les policiers de Los Angeles n'avaient pas songé à interroger Durst, maintenant il est le premier sur leur liste.
«Ce qui est arrivé au Texas confirme que Robert Durst est capable d'une telle haine», assure Jim McCormack, le frère de Kathy, dans un e-mail envoyé à Libération. Depuis vingt ans, la famille McCormack n'a cessé de se battre pour «connaître la vérité». Elle a mis en cause la famille Durst à plusieurs reprises, suggérant que Robert était atteint de troubles de la personnalité depuis la mort de sa mère quand il avait 7 ans, et que Seymour Durst a tout fait pour protéger son fils. Avant sa mort en 1995, le patriarche a toutefois refusé de léguer les rênes de son empire à son aîné, lui préférant le benjamin Douglas. «Si Robert était atteint d'une forme de démence et que sa famille le savait, alors elle aurait dû intervenir», dit encore Jim McCormack.
Interrogé au téléphone, le porte parole de la Durst Organization, Mortimer Matts, s'est contenté d'un «no comment». Depuis Houston, l'avocat de Durst maintient que son client est innocent du meurtre de Galveston et refuse de parler du reste. Au gré des futurs interrogatoires du milliardaire, les enquêteurs n'en espèrent pas moins découvrir où se trouve la tête de Morris Black... et peut-être le corps de Kathleen McCormack.